Accepter la mort : une sagesse à concilier avec les devoirs de la vie en société
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Accepter la mort : une sagesse à concilier avec les devoirs de la vie en société

Juliette Dross, Sorbonne Université

Les réactions individuelles face à la pandémie de Covid, amplifiées par les réseaux sociaux et les médias, peuvent parfois donner l’impression d’une victoire des passions, notamment de la peur, sur la raison ; face à ces réactions, au nom précisément de la raison mais aussi de la liberté, certains penseurs s’interrogent sur le bien-fondé des mesures restrictives prises pour lutter contre la pandémie – confinement, couvre-feu et autres règles de distanciation sociale.

Ces réactions mettent en jeu deux questions auxquelles la philosophie peut apporter un éclairage intéressant : celle de notre rapport à la mort et celle de la liberté individuelle au sein de la société.

La crainte de la mort

Face au constat d’une société qui semble désorientée par la peur d’être malade et de mourir, des voix s’élèvent pour appeler à la raison, à l’acceptation du risque et à l’acceptation en particulier de notre condition mortelle.

Car la peur de la Covid-19 apparaît comme l’expression momentanée de la crainte de la mort profondément ancrée en nous : au-delà de la situation actuelle, le transhumanisme et l’hypothèse d’une victoire de la science sur la mort révèlent bien le refus par l’homme de sa finitude.

En voulant à tout prix se protéger de la mort ou la vaincre, dans une forme d’hybris (démesure), l’homme moderne confirme ce que les Anciens avaient compris dès la naissance de la philosophie : que la crainte de la mort cause notre malheur – ou notre fuite en avant. Et que pour bien vivre, il faut accepter d’être mortel.

Philosopher c’est apprendre à mourir

Platon disait déjà que philosopher, c’est apprendre à mourir (Platon, Phédon 67e) et Montaigne, à la Renaissance, donne ce titre à l’un de ses Essais.

Montaigne.

De fait, l’apprentissage de la mort était un thème central des philosophies anciennes : pour les épicuriens, la crainte de la mort était l’un des quatre maux dont il fallait guérir l’homme pour lui ouvrir l’accès au bonheur.

Pour les stoïciens, l’un des enjeux majeurs de la philosophie était de nous apprendre à apaiser notre rapport à la mort, préalable nécessaire à une vie heureuse : puisque nous sommes tous des morts en sursis, nous devons nous préparer sereinement à l’échéance ultime tout au long de notre vie.

Pour ce faire, ils prônaient et pratiquaient des « exercices spirituels », sorte de préparation mentale consistant à anticiper les malheurs qui peuvent nous arriver pour être prêts à les affronter le jour où ils adviendront.

Méditer et apprivoiser nos peurs

Dans le livre La tranquillité de l’âme, le stoïcien romain Sénèque explique ainsi que si nous regardons tous les malheurs qui s’abattent quotidiennement sur autrui en nous disant qu’ils peuvent tout aussi bien nous arriver un jour, nous serons armés à temps pour faire face à l’attaque ; « en revanche », poursuit-il, « il est trop tard pour équiper notre âme contre les dangers au moment où ils nous assaillent. » (Sénèque, La tranquillité de l’âme 11. 8)

Sénèque
Buste en marbre figurant un portrait imaginaire de Sénèque, sculpture anonyme du XVIIᵉ siècle, musée du Prado de Madrid. Jean‑Pol Grandmont/Wikimedia, CC BY

En somme, il faut méditer et garder constamment à l’esprit tout ce qui nous fait peur – la mort, mais aussi la maladie, le deuil ou la déchéance – pour l’apprivoiser et ne plus en être effrayé.

Et parmi tous ces exercices, le plus important, dit encore Sénèque, est bien celui de la mort : car il peut arriver que nous nous soyons préparés à bien des malheurs (maladie, souffrance, deuil ou déchéance) et que ne nous y trouvions finalement jamais confrontés ; en revanche, pour la mort, nous sommes sûrs de ne pas nous exercer en vain : « c’est là l’unique préparation que nous soyons certains de mettre à profit un jour… » (Sénèque, Lettres à Lucilius 70, 18).

Mastiquons donc l’idée de notre finitude, digérons-la quotidiennement pour l’intégrer à notre champ mental et nous familiariser avec elle, et parions avec Sénèque que c’est en pensant à la mort toujours que nous parviendrons à ne la craindre jamais.

Peut-on être libre de ne pas se protéger ?

Nous pouvons tous nous saisir de la crise sanitaire actuelle pour tenter de dépassionner notre rapport à la mort, et la philosophie peut assurément nous y aider. Mais cela implique-t-il que nous devrions être libres de ne pas être protégés, de refuser les différentes « assurances contre la mort » que constitueraient les mesures mises en place par les gouvernements à travers la planète ?

Que nous devrions refuser l’atteinte aux libertés fondamentales qui se fait sur l’autel du Covid et revendiquer une vie libre, sans confinement, sans couvre-feu, sans masque, sans gel ?

L’idée sous-jacente à ce raisonnement est la suivante : si j’accepte avec sérénité l’idée de la maladie et de la mort, si j’accepte le risque inhérent à la vie, pourquoi m’impose-t-on toute une série de mesures pour m’en protéger ?

Je préfère mourir libre que vivre sous la contrainte. En somme, ces mesures actent voire encouragent notre crainte irrationnelle de la mort au lieu de nous pousser à nous en affranchir. Or c’est précisément cette crainte qu’il est urgent de vaincre.

Pour intéressante qu’elle soit (et, soyons honnêtes, cela fait du bien d’entendre ces propos parmi l’égrenage ad nauseam de chiffres et le non-stop Covid médiatique), cette réaction paraît difficile à défendre dès lors que l’on dépasse le niveau individuel, pour deux raisons, qui sont liées.

Tous membres d’une même communauté

D’abord, nous sommes tous membres de la société, française, européenne mais aussi humaine, pour reprendre une idée ancienne – le cosmopolitisme – aux échos modernes.

Comme le soulignait le stoïcien Hiéroclès (IIe siècle apr. J.-C.) à travers l’image des cercles concentriques, chacun de nous se trouve au centre d’une série de cercles s’élargissant progressivement des êtres les plus proches jusqu’aux plus éloignés et jusqu’à l’ensemble de l’humanité.

Dès lors, nous sommes liés les uns aux autres et à l’ensemble de l’humanité, et ce lien nous oblige : le devoir de chacun est d’agir pour soi-même en même temps que pour autrui. Or le refus de se protéger laisse précisément de côté les autres : car si j’accepte, moi, d’être malade et de mourir, puis-je contraindre l’autre à l’accepter aussi en devenant, par mon attitude, un potentiel « contaminateur » ? Puis-je imposer à autrui, en somme, de faire la même démarche, fût-elle philosophique ?

Assurément non : quand bien même il s’agirait d’éducation philosophique, celle-ci passe par l’enseignement et par l’exemple, en aucun cas par la contrainte.

Distinguer sagesse et décision politique

Dès lors, et de manière corollaire, ce point de vue ne peut en aucun cas être adopté par ceux qui dirigent les États et prennent les décisions pour la communauté.

Un gouvernant qui dirait en somme, comme Épicure, « la mort n’est rien pour nous » – ou, dans un autre registre, « Lao Tseu l’a dit, il faut trouver la voie » – serait considéré, à juste titre, comme un tyran illuminé.

Ce travail d’apprivoisement de la mort est avant tout un travail intérieur de soi sur soi, qui peut sans doute être enseigné – c’est le rôle du philosophe que de pousser ses concitoyens à se rapprocher de la sagesse –, mais qui ne saurait faire l’objet d’une politique.

Buste de Marc Aurèle
Buste de Marc Aurèle, empereur philosophe, cuirassé exposé au musée Saint-Raymond de Toulouse (Inv. Ra 61 b). Wikimedia, CC BY

Marc Aurèle, figure du prince philosophe, écrivit ses Pensées « pour lui-même » (c’est le titre de son œuvre), et non pour en faire un programme de gouvernement.

La seule hypothèse où cela pourrait peut-être fonctionner serait celle d’une humanité sage, gouvernée par des sages : beau programme sans doute… mais utopique.

Et de fait, même dans ce cas, les philosophes eux-mêmes, tout en nous invitant à nous préparer à la mort, affirment bien que la vie est la plupart du temps préférable à la mort, tout sage que l’on soit.

Se préparer à la mort et dépassionner notre rapport aux choses : oui, c’est là un travail philosophique salutaire, exigeant sans doute, mais à la portée de chacun d’entre nous. Pour autant, dans le cas présent, notre mort ou notre maladie concerne aussi autrui, et la vie en société impose par essence la restriction de certaines libertés individuelles. Repensons donc notre rapport à la mort et dépassionnons notre relation au monde ; mais gardons-nous de faire de cette idée un principe de gouvernement collectif.The Conversation

Juliette Dross, Maître de conférences HDR en langue et littérature latines, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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