Ramon Casas y Carbó, Après le bal, Art renewal
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Existe-t-il un remède au bovarysme du XXIᵉ siècle ?

« Rêver d’un autre destin plus satisfaisant » : telle est la définition du verbe « bovaryser ». Il est entré dans le Larousse en 2013. Un verbe de base anthroponymique, dérivé du nom de l’héroïne du roman de Flaubert, Madame Bovary, paru en 1856 dans le journal La Presse.

Sa description d’une épouse insatisfaite cherchant le bonheur auprès de ses amants a été condamnée pour non-respect des bonnes mœurs et de la morale en 1857. Cependant, son succès ne se dément pas ; le roman a donné lieu à de nombreuses adaptations au cinéma ou en bande dessinée, comme Gemma Bovery de Posy Simmonds.

Dès le XIXe siècle, Barbey d’Aurevilly utilise, par dérivation, le nom « bovarysme » pour évoquer cette insatisfaction qui pousse à rêver d’une autre vie et à chercher l’évasion dans le romanesque. Le verbe bovaryser connaît aujourd’hui un regain de popularité. La propension à la rêverie amoureuse est-elle plus que jamais actuelle ? Et surtout, est-elle typiquement féminine ?

Emma, femme d’aujourd’hui

Fille de paysans, Emma Bovary a reçu une éducation supérieure à celle de sa classe sociale au couvent : elle y a appris la musique, la danse et la lecture. Elle a lu Paul et Virginie puis Chateaubriand, mais surtout les romans d’amour de la lingère du couvent, lus en cachette dans son lit.

« Elle frémissait en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures […]c’était derrière la balustrade d’un balcon, un jeune homme en court manteau qui serait dans ses bras une jeune fille en robe blanche. »

Une fois mariée à Charles Bovary – un veuf, médecin de campagne – elle continue à se nourrir d’histoires romantiques en souscrivant à des cabinets de lecture, ancêtre des bibliothèques. Avec Walter Scott ou Hugo, elle rêve d’amours dans des châteaux. Avec Eugène Sue, auteur réaliste, elle imagine le décor d’un bel appartement parisien. Elle dévore tous les magazines qui parlent de la vie culturelle des Parisiennes :

« Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus des premières représentations, de courses et de soirées, s’intéressait aux débuts des chanteuses, à l’ouverture d’un magasin. Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, les jours de bois ou d’opéra. »

Emma vit donc sa vie par procuration. La lecture romanesque distille un puissant « poison » dans l’esprit des femmes, une sorte d’opium, diront les juges lors du procès du roman.

L’identification du lecteur, qui est au cœur des analyses d’Umberto Eco dans Lector in Fabula ou de Vincent Jouve, a été souvent considérée comme un trait de la lecture féminine. Les médecins du XVIIIe évoquent la délicatesse de l’esprit, la sensibilité exacerbée voire l’hystérie des lectrices. Tandis que les censeurs mettent les maris en garde contre la comparaison avec des héros de roman.


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Aujourd’hui, les femmes lisent toujours plus de littérature que les hommes, et elles sont même majoritaires quand il s’agit de romans sentimentaux. Les jeunes Emma contemporaines lisent des romans de « chick lit », qui sont les collections Harlequin modernes.

Elles plébiscitent des romans qui font rêver d’amour, signés Marc Lévy ou Aurélie Valognes. Elles regardent des séries et des films romantiques sur leur ordinateur dans leur lit, telle Bridget Jones. En couple, elles continuent avec de l’erotic romance, comme Cinquantes nuances de Grey dissimulé dans leurs liseuses. Elles suivent les célébrités – dans des magazines, sur Instagram ou TikTok –, et rêvent d’amour devant les émissions de téléréalité (43 % de femmes regardent ces programmes, contre 18 % des hommes).

Une femme qui cherche l’amour

Cependant, après avoir vécu par procuration, Emma sombre dans la dépression. Elle croyait trouver le bonheur dans la maternité, mais la réalité est décevante, et elle cherche le réconfort auprès de ses amants Rodolphe, puis Léon, qui la délaissent à leur tour quand elle devient trop romanesque.

Le constat de Flaubert est là encore d’une extrême modernité. La quête éperdue de l’amour se fait aujourd’hui à travers des sites de rencontres qui mêlent modèles de consommation et quête d’idéal, et aboutissent souvent à des désillusions. De même, les voix commencent à se délier sur la maternité et le post-partum, comme celle d’Illana Weizmann, créatrice du hashtag #Monpostpartum ou les témoignages liés au hashtag #RegretMaternel réunis dans Mal d’être mère (2021) de Stéphanie Thomas.

Une femme qui consomme pour compenser

Enfin, Emma Bovary, pour combler ses manques affectifs, se livre à des achats qui la mènent à la ruine. Elle commande les accessoires nécessaires pour jouer le rôle de ses rêves : écharpes, robes, et même « une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiqu’elle n’eût personne à qui écrire ». Elle se rêve en héroïne de roman écrivant son histoire jusqu’au grand rôle final : son suicide, en avalant de l’arsenic qui a « l’affreux goût de l’encre ».

Dans son essai Beauté fatale, paru en 2012, Mona Chollet étudiait comment les médias poussent les femmes à dépenser toujours plus pour être conformes au modèle dominant de séduction féminine. Eva Illouz, dans La Fin de l’amour, Enquête sur un désarroi contemporain (2020) constate quant à elle que nos contemporains idéalisent la relation amoureuse tout en revendiquant leur liberté. C’est l’ère de ce qu’elle appelle les emodities (marchandises émotionnelles) qui compensent le manque d’émotions dans les relations : des petits cadeaux, des moments feel good (voyages, moment bien être) pour se sentir – ou se dire – heureux.

Emma Bovary est donc toujours parmi nous : c’est une lectrice en quête d’amour et victime de la mode, comme le disait Jean Rochefort.

Le bovarysme est-il typiquement féminin ?

Évidemment, ni le désir d’amour ni la rêverie ne sont proprement féminins.

Flaubert aurait d’ailleurs déclaré « Madame Bovary, c’est moi » car adolescent, il cultivait ce goût du romanesque, s’identifiant à Don Quichotte rêvant d’idéal.

Julien Sorel, dans Le Rouge et le noir, lit le Mémorial de Sainte Hélène et s’identifie à Napoléon. Il rêve d’action, il est « ambitieux », ce qui est connoté positivement contrairement au bovarysme, assimilé à une forme de passivité. S’ils ne réussissent pas, on parle pour les hommes, d’Illusions perdues. Le roman de Balzac est actuellement adapté au cinéma, tout comme Eugénie Grandet, l’histoire d’une fille unique très riche rêvant d’amour et se sacrifiant pour son cousin. Les femmes ne pouvaient avoir d’autre ambition au XIXe que de soutenir un homme, mais – heureusement – ces modèles littéraires sont datés.

Les femmes aujourd’hui ont bien d’autres moyens de se réaliser, mais on les invite encore à penser que l’amour serait la seule aventure qui leur permettrait d’exister. Mona Chollet, dans Réinventer l’amour, ou comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, analyse comment l’amour, en 2021, est toujours idéalisé dans les films, les livres, les magazines ou la publicité. Au nom de l’amour, les femmes sont invitées à se dévouer, à se faire petites et se taire pour être aimées, à tenir pour normal d’être seules dépositaires de la charge mentale du couple.

Elles aident leur conjoint à progresser, offrir leur amour, parfois jusqu’à la violence morale ou physique. L’homme viril est lui invité à se méfier de l’amour et à garder son argent, tel Rodolphe le séducteur d’Emma qui refuse de l’aider. Pour Mona Chollet, les femmes modernes ne trouvent plus leur compte dans ces relations trop souvent inégales : à l’homme l’action, à la femme le soutien inconditionnel.

Des modèles de femmes d’action plutôt que d’amoureuses

Rêver d’idéal et de succès est tout à fait louable, Daniel Pennac parle à ce propos d’une « maladie textuellement transmissible » et d’un droit au bovarysme dans Comme un roman. Mais il faut ensuite pouvoir se battre pour réaliser ses rêves. Emma rêvait d’accomplissement à travers Charles qui se révélait un docteur médiocre lors de son opération du pied bot et un mari hors des codes classiques de la virilité (non binaire, dirait-on aujourd’hui), mais aimant et dévoué.

Emma Bovary était en lutte pour son « agentivité », autrement dit sa capacité d’action en tant que femme. Mais elle n’avait pas de modèle féminin actif, pas de Napoléon dans ses lectures. C’est en redonnant leur place à toutes les femmes qui ont agi dans l’Histoire, que l’on permettra aux jeunes lectrices du XXIe siècle d’avoir des modèles forts et inspirants.

Disney a fait évoluer ses héroïnes avec Elsa, Vaiana, Tiana, Mérida dans Rebelle, Raiponce ou Mulan. Désormais, les héroïnes prennent leur destin en main. Dans la littérature jeunesse, la série Mortelle Adèle met en valeur une antihéroïne qui n’aime pas l’amour mais l’action. Elle a beaucoup de succès chez les jeunes garçons et filles, qui s’identifient à Adèle.`

L’Anglaise Posy Simmonds a donné avec Gemma Bovary une version du roman dans laquelle les rôles sont inversés : c’est le boulanger normand qui rêve de sa belle voisine anglaise Gemma, avec ses souvenirs de Flaubert. Gemma est une femme moderne, qui prend l’Eurostar et retrouve son amant dans son van aménagé… tandis que Raymond rêve et lit dans sa chaumière.

Lire des autrices qui ont fait de leurs rêves et idéaux des créations puissantes permet de sortir également des représentations éculées. Maryse Condé, Margaret Atwood ou Annie Ernaux comptaient parmi les autrices pressenties pour le prix Nobel de littérature cette année. Le prix Nobel doit être attribué à un auteur « qui a fait la preuve d’un puissant idéal » dans sa réflexion sur le monde, selon les directives d’Alfred Nobel. Toutes trois portent une réflexion nouvelle sur le monde et les femmes, avec des héroïnes modernes, inscrites dans les réflexions féministes du XXIe siècle.


Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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